Philippe Kherig, avocat général à la chambre sociale de la Cour de cassation, pour avoir défendu avec détermination le droit inaliénable du citoyen au secret de ses correspondances, y compris sur le lieu de travail en utilisant les ressources de l’entreprise. Ce haut magistrat a également plaidé et obtenu la réouverture du procès d’Omar Raddad.
*Extraits du réquisitoire :
M. Onof a été engagé, le 22 avril 1991, en qualité d’ingénieur, par la société Nikon France. Le 7 septembre suivant, il a conclu avec les sociétés Nikon Corporation et Nikon Europe BV un accord de confidentialité.
Licencié le 29 juin 1995 pour faute grave, il a saisi la juridiction prud’homale d’une demande tendant au paiement, d’une part, d’indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et, d’autre part, d’une somme à titre de contrepartie de la clause de non-concurrence conventionnelle.
Par arrêt du 29 mars 1999, la cour d’appel de Paris l’a débouté de l’ensemble de ses demandes afférentes au caractère réel et sérieux de son licenciement mais a condamné la société Nikon à lui verser une contrepartie financière à son engagement de secret.
Cette société s’est pourvue contre cette décision qui a également été frappée d’un pourvoi incident par M. Onof.
(...) Ce salarié reproche à la société Nikon d’avoir, en son absence, ouvert et reproduit sur disquette le fichier "personnel" et le fichier "fax" du Macintosh qui avait été mis à sa disposition. Devant la cour d’appel, il avait soutenu (arrêt 12e page) que les documents ainsi trouvés avaient été obtenus de façon illicite alors que n’ayant pas d’horaires à proprement parler, il pouvait consacrer quelques minutes à ses activités personnelles dans les locaux de l’entreprise.
Pour rejeter cette argumentation l’arrêt attaqué relève, d’abord, qu’il n’y avait pas eu d’installation par la société d’un système particulier de contrôle et énonce, ensuite, le principe selon lequel l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité de son personnel durant le temps de travail. En l’espèce estiment les juges d’appel la société Nikon pouvait "contrôler et surveiller l’activité de M. Onof, peu important la spécificité du matériel utilisé" et il ne pouvait lui "être reproché d’avoir recherché, sans aviser préalablement son salarié, dans les informations contenues dans l’outil de travail constitué par l’ordinateur mis à la disposition" de ce dernier quelle avait été l’exacte implication de ce salarié dans les faits incriminés par un client (arrêt 12e page).
À l’évidence, vous ne pouvez vous satisfaire de cette motivation.
(...) s’il est ainsi possible à l’employeur, sous ces réserves, de contrôler et surveiller l’activité de ses salariés il ne peut, pour autant, contrôler toute cette activité car la vie professionnelle n’absorbe pas la vie personnelle (note11) du salarié qui ne s’interrompt pas totalement une fois franchi le seuil du bureau ou de l’atelier.
"L’identité intime" du salarié qui n’est pas seulement un "être de travail" doit en effet être respectée. Même sur les lieux du travail il a droit à une certaine autonomie car l’entreprise ne peut être un espace où l’arbitraire et le pouvoir discrétionnaire s’exercent sans frein, un "terrain d’espionnage" où seraient bafoués les droits fondamentaux. Le tout numérique facilite le contrôle patronal mais une part, résiduelle, certes, mais irréductible de liberté et de vie personnelle doit subsister dans l’entreprise alors, d’ailleurs, que le travail ou les impératifs nés du travail parasitent, plus ou moins, cette vie personnelle hors du temps et du lieu de travail.
Aussi bien la loi du 31 décembre 1992, relative aux libertés individuelles du salarié, a-t-elle consacré votre jurisprudence tendant à substituer la notion de citoyen-salarié à celle de salarié-citoyen.
De son côté, le Conseil constitutionnel prend en compte la nécessité de protéger la vie privée consacrée par l’article 9 du Code civil et l’article 8 de la C.E.D.H. C’est ainsi que, par sa décision "Vidéo surveillance" du 18 janvier 1995, il énonce que "la méconnaissance du droit à la vie privée peut être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle énoncée à l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789". Cette analyse a été confirmée et précisée par la décision C.M.U. du 23 juillet 1999.
Par ailleurs, de nos jours, on assiste à "une certaine dilatation de la relation de travail", à un brouillage des frontières entre la vie privée et la vie professionnelle tandis que les nouvelles technologies révolutionnent la communication personnelle.
D’autre part, avec les trente-cinq heures, la flexibilité des horaires, les temps partiels, le travail de nuit, le travail des femmes, les évolutions du travail entraînent une désynchronisation que vient de mettre en relief le rapport de E. Hervé sur "le temps des villes" tandis que les nouvelles technologies qui permettent notamment au travail "de s’immiscer dans les moindres interstices de la vie privée" bouleversent les pratiques sociales (...). En outre, la banalisation des liens bureau/domicile est encore favorisée par certaines entreprises avec la pratique des dons d’ordinateurs, vivement encouragée par les pouvoirs publics.
Dans ce contexte, s’il est sans doute techniquement possible à un employeur, "pour éviter tout problème", d’interdire à un salarié subordonné toute communication non professionnelle pendant le temps de travail, sur internet ou intranet, à partir, sur et vers un matériel appartenant à l’entreprise, une telle prohibition totale paraît (...) tout àfait irréaliste au 21e siècle. Comment, en effet, en l’absence d’abus manifeste ou d’actes illicites, empêcher un salarié d’appeler de son poste de travail, par téléphone ou par mail, pendant ses heures de pause ou de déjeuner, pour régler des affaires personnelles urgentes ? Ne serait-ce pas d’ailleurs contre-productif ? (...)
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