Paris, le 7 novembre 2006 — Dans une "tribune" du 26 juillet 2006 signée Anne Debet, commissaire à la CNIL, la commission nationale de l’informatique et des libertés affiche publiquement son mécontentement de n’avoir pas été assez entendue par Nicolas Sarkozy.
La CNIL ménage tout d’abord le ministre en se contentant, sur son site internet, de poser cette question hypocrite : "L’avis de la CNIL sur le projet de loi relatif à la prévention de la délinquance a-t-il été suivi ?" [1]. Car la sortie de Anne Debet est bien là pour affirmer que non, finalement, l’avis de la CNIL sur ce projet de loi (version du texte datant du 13 juin 2006) n’a pas été suivi, notamment sur le rôle central du maire dans le partage d’informations sensibles sur ses administrés. Cette loi va être examinée en deuxième lecture par l’Assemblée en novembre 2006, après un premier examen par le Sénat. [2]
La commissaire affiche pourtant la couleur :
"Le maire ne devrait pas être rendu systématiquement destinataire des informations que les professionnels de l’action sociale sont conduits à recueillir auprès des personnes et des familles en difficulté dans le cadre des relations de confiance qu’ils nouent avec elles et des garanties de confidentialité qu’ils leur apportent. Quant au partage d’informations entre travailleurs sociaux (...), il doit nécessairement, lorsqu’il porte sur des données qui touchent à l’intimité de leur vie privée, s’effectuer dans le respect de leurs droits et d’une stricte confidentialité (...). Il est donc regrettable [que le ministre ait maintenu cette disposition] sans que des garanties particulières aient été définies".
CAS D’ÉCOLE À VITRY-LE-FRANÇOIS (MARNE)
Deux ans avant cette prise de position, la CNIL — présidée par le sénateur Alex Turk —, aurait pourtant pu se montrer ferme et surtout exemplaire sur cette question. Elle avait le pouvoir de porter plainte au procureur au sujet d’une violation caractérisée de la loi informatiques et libertés de 1978 et amendée en août 2004.
En février 2004, en effet, les travailleurs sociaux de Vitry-le-François, se voient contraint de remplir de bien curieuses grilles de renseignements au sujet des personnes en difficulté qu’ils sont amenés à rencontrer (cf document original ci-dessus). A l’époque, les maîtres d’oeuvre de ce "diagnostic social" sont le président du Conseil général de la Marne, René-Paul Savary (employeur légal d’une partie des travailleurs sociaux) et le maire de Vitry, Michel Biard.
Cette grille nominative dresse un tableau pointilleux de la situation intime des usagers et de leur famille. Voici les cinq entrées principales, dont les sous-rubriques sont plus parlantes (nous avons parfois retranscrit sans corriger les abrévations) :
– 1 Nombre de personnes au foyer (adultes, enfants mineurs et majeurs) ;
– 2 Types d’habitats (propriétaires, locataires, précaire, hébergé, foyer social) ;
– 3 Type de ressources principales (allocations familiales, RMI, ASS, salaire, assedic (...))
– 4 Problématiques familiales (logement, éducation des enfants, couple, toxico, alcoolisme, santé mentale, autre pb santé ou handicap, emploi, budget, enfant marginal, adulte marginal) ;
– 5 Types de réponses apportées (suivi social, mesure édu adm, suivi sect psy, suivi ANPE, mesure éduc jud à dom, mesure éduc jud plac, tutelle, suivi jud pénal (...)).
Ces grilles, envoyées en masse aux intervenants sociaux du département [3] sont dans un premier temps à remplir à la main, mais il est prévu ensuite de les saisir sur support informatique (la directrice des services de la solidarité départementale de l’époque avait même fourni les disquettes dans son courrier...).
Il n’en reste pas moins que la collecte de ces données, sans que les usagers en soient informés, est tout à fait arbitraire et illégal. Il faut dire que Vitry-le-François fait partie, à l’époque, de la vingtaine de "zones urbaines sensibles" décrétés "laboratoires nationaux de la délinquance" par Nicolas Sarkozy. Au moment où le projet de loi qui en résulte (le PLPD) en est encore au stade d’embryon.
COUP D’ÉPONGE SALVATEUR
La CNIL reconnaîtra qu’elle est saisie de cette affaire dès juin 2004. Début 2005, les deux élus locaux responsables de ce fichage sauvage sont primés aux Big Brother Awards (Orwell Localités) [4]. Il faudra attendre encore six mois pour qu’une délégation de la CNIL ne se déplace (le 11 juillet 2005) à Châlons-en-Champagne, siège du Conseil général. Le 19 septembre 2005, la CNIL reçoit des "compléments d’information" et finalement Alex Turk écrira à René-Paul Savary le 15 mars 2006 pour lui signifier les suites qu’il entend donner à cette affaire.
La Commission, faut-il le rappeler, a le pouvoir de saisir le procureur dès qu’une infraction à la loi informatique et libertés est constatée. Pourtant, dans la lettre à M. Savary, le président Turk préfère s’entendre entre gens de bonne compagnie. Cette missive, que nous rendons public aujourd’hui, illustre à elle-seule l’hypocrisie contenue de la Commission.
Extraits éloquents de ce coup d’éponge salvateur pour les deux élus locaux :
"Ces questionnaires [manuels] constituent toutefois des fichiers nominatifs (...) et il convient de relever que le Conseil général avait expressément prévu la possibilité, pour les services sociaux, d’adresser sur support électronique les questionnaires nominatifs. Cette procédure n’a pas été précédée de l’accomplissement des formalités déclaratives nécessaires auprès de la CNIL.
"Par ailleurs, le respect du droit des usagers des services sociaux à l’intimité de leur vie privée, protégé par le secret professionnel, doit en toutes circonstances être garanti. (...) Il convient d’observer dans le cas d’espèce que la seule finalité poursuivie était d’ordre statistique. Toutes dispositions auraient donc dû être prises pour rendre anonymes ou, à tout le moins, indirectement nominatives les données sociales avant leur partage entre partenaires du dispositif.
"[En outre], (...) il doit être relevé dans le cas présent, la pertinence contestable des "problématiques familiales" et "types de réponse" acceptées au regard des finalités exprimées, tant du point de vue de leur degré de précision parfois excessif ou non adéquat que la subjectivité de certaines d’entre-elles. A cet égard, aucun référentiel statistique qui serait communément admis dans le domaine social n’a servi de support à cette réalisation. Le "diagnostic social" n’a pas non plus fait l’objet d’une validation, s’agissant tant du contenu du questionnaire que de la méthodologie envisagée, par un groupe de personnes qualifiées (travailleurs sociaux).
"Enfin, sa diffusion aux services sociaux sollicités pour la réalisation de l’étude ne s’est pas accompagnée de la définition d’un guide méthodologique pour l’utilisation et l’exploitation des questionnaires par des personnes n’assurant pas nécessairement le suivi des usagers concernés. (...)
"[Et dernier constat,] la méthodologie retenue ne prévoyait pas une information des usagers (...) qui leur aurait permis d’exercer (...) leur droit de s’opposer à cette transmission d’informations nominatives les concernant".
DESTRUCTIONS DE PREUVES...
Bref, après toutes ces infractions constatées, que fait la CNIL ? Elle enterre le dossier avec tact et compréhension :
"Pour toutes ces raisons, je vous adresse un rappel au respect [de la loi]. Si ce rappel à la loi clôt l’instruction des plaintes reçues par la CNIL (...), je vous invite, pour l’avenir, à veiller au parfait respect de cette loi, tout particulièrement dans des domaines aussi sensibles que l’action sociale."
Dans ce courrier, on apprend par ailleurs que les seules preuves du délit - à savoir les questionnaires nominatifs remplis - ont été... détruits.
"Vos collaborateurs ont confirmé, lors de la mission de contrôle de juillet 2005, que la base de données informatisée ainsi constituée (à partir des fiches anonymes) a été détruite après réalisation du document de synthèse "Éléments pour un diagnostic social de Vitry-le-François". Il en a été de même, d’après vos services, pour l’ensemble des questionnaires utilisés."
Si l’on veut faire un parallèle avec la délinquance des mineurs, les deux élus, adultes et vaccinés, ont donc été blanchis avec une délicatesse qu’il devient rare de réserver à tout jeune délinquant pris en flagrant délit.
– Délit constaté : pas de plainte, donc pas d’information judiciaire ouverte, ni de garde à vue ni de comparution immédiate ;
– Destruction de preuves : inutile de lister les articles du code pénal pour savoir que détruire les traces d’un délit est une circonstance aggravante et non atténuante.
– Rappel à la loi : une clémence qui s’applique d’ordinaire, ironie du sort, aux mineurs primo-délinquants après interpellation, garde à vue, entrée d’office dans le STIC et le FNAEG (fichage génétique) ! Ce simple "rappel à la loi", certains jeunes interpellés lors des récentes manifs l’attendent toujours !
Messieurs Biard et Savary ont donc été blanchis sans autre forme de procès par la CNIL, même si cette dernière n’est pas une autorité judiciaire et n’en a donc pas le pouvoir !
Son attitude est d’autant plus condamnable que cette institution soit-disant indépendante est justement chargée de protéger les citoyens des dérives du fichage sauvage et arbitraire — surtout lorsqu’il concerne des personnes en proie à la précarité. Le comité français des Big Brother Awards ne peut que déplorer ce laxisme qui discrédite encore le rôle et la mission de la CNIL.
Nous soutenons ainsi les nombreux travailleurs sociaux qui s’impliquent depuis de longs mois pour contrer les fondements de la loi Sarkozy sur la délinquance (cf le site du Collectif national unitaire), y compris lorsqu’ils doivent employer des mesures de contestation, d’insubordination ou de blocage afin qu’ils puissent préserver leur secret professionnel et l’intimité des personnes suivies dans le cadre de leurs missions.
Nous appelons toutes les personnes concernées à se mobiliser à leurs côtés le samedi 18 novembre à l’occasion d’une nouvelle journée nationale contre le PLPD qui se concrétisera par une manifestation dans les rues de Paris.
PS : En téléchargement ci-dessous : la lettre de M. Turk à M. Savary du 15 mars 2006.