Psychiatre et psychanalyste, Emilio Mordini enseigne la bioéthique et coordonne le projet BITE (”Biometric Identification Technology Ethics“). En mai dernier, il intervenait à l’occasion d’une audition publique de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) consacrée à la biométrie. Extraits :
Parmi les antécédents de la biométrie, on retrouve (…) toutes les tentatives, de Platon à Leibniz, faites par la culture occidentale pour trouver l’harmonie cachée, le chiffre, l’algorithme sous les apparences. Le couple corps/biométrie, toutefois, doit également nous rappeler la marque de l’infamie, la seule fois où, au cours du siècle dernier, des êtres humains ont été connus seulement par un numéro imprimé dans leur chair : Auschwitz.
Il y a ceux qui, comme le philosophe Giorgio Agamben, soutiennent que la biométrie nous conduit tous vers une spoliation des identités, vers une nudité face au pouvoir, que l’on pourrait comparer à celle des prisonniers des camps de concentration. C’est entre ces deux extrêmes - Platon et Agamben,- entre la biométrie en tant qu’entreprise de civilisation ou en tant qu’outil de contrôle, que s’inscrit le débat d’aujourd’hui. (…)
Tous les jours, des milliards d’informations qui nous concernent et qui concernent notre corps voyagent le long des réseaux électroniques. Notre corps virtuel est démembré et reconnu d’innombrables fois dans les ruisseaux des mille banques de données auxquelles nous appartenons. Mais quel est le statut du corps informatisé ? Quel est le statut des renseignements collectés par un système biométrique et stockés dans une banque de données ? La question est beaucoup plus politique qu’elle ne le semble à première vue. (…)
De nos jours encore, dans certains pays, l’enregistrement à l’état civil lors de la naissance n’est pas obligatoire. Chaque année, en Asie ou en Afrique, naissent 50 millions d’enfants non enregistrés. Au Pakistan, par exemple, après le tremblement de terre, on a constaté que des millions d’enfants n’étaient pas enregistrés. Dans notre société opulente, on évoque souvent le droit à l’anonymat, mais on oublie que tout d’abord, le droit à l’identité existe. Sans une identité légale, aucun droit politique, civil ou social ne peut être reconnu et exercé : il n’y a pas d’anonymat, s’il n’y a pas d’abord une identité. (…)
Les migrations, d’une part, les flux électroniques et médiatiques de l’autre, ont bouleversé l’ordre régnant. La biométrie est la réponse au problème de la vérification de l’identité, tel qu’il est posé de manière originale par la “global network society“. Si la biométrie devient le standard, le concept même d’identification est destiné à changer. Cela n’aura plus d’importance de lier un individu à un prénom ou à un nom, à une ville et à une nation, à une date et à un lieu de naissance, pas plus qu’à un sexe ou à une profession : toutes ces données ne seront plus essentielles. Il suffira de le relier à l’une de ses caractéristiques physiques. (…)
Autrement dit, nous sommes face à un nouveau concept de citoyenneté : la citoyenneté biologique. Le citoyen mondialisé issu du déficit de légitimité des nations découvre son identité en tant qu’entité biologique, que pur individu humain.
Si la biométrie est si cruciale aujourd’hui, c’est parce qu’elle révèle le caractère en définitive illusoire des identités certifiées par l’État-nation. La crise actuelle de la citoyenneté est l’expression de la crise de l’appartenance à une communauté politique et à un État.
La biométrie peut avoir un rôle structurant dans la constitution de nos sociétés, un rôle social au moins aussi important, sinon plus, que ses rôles techniques apparents. La biométrie peut jouer le rôle tenu par l’or durant le XVIIe siècle, celui qui a vu la naissance des grandes nations européennes. Le XVIIe siècle avait eu besoin de créer un étalon monétaire pour fonder les transactions financières sur une valeur reconnue internationalement. (…)
La mondialisation contemporaine a besoin de trouver un nouvel étalon pour fonder les transactions financières, humaines, culturelles - des personnes, des données, et des marchandises - dans les routes réelles et virtuelles du réseau mondial. La biométrie peut devenir cet étalon.
PS en date du 24 janvier : Emilio Morandini, qui était initialement présenté comme "défenseur du concept de "citoyenneté biologique"", nous a contacté pour nous expliqué qu’il critiquait précisément cette notion, ce qui ne change rien à ce pourquoi nous l’avons nominé, à savoir qu’il estime que "la biométrie peut devenir l’étalon d’or du réseau mondial" ; nous avons modifié l’intitulé de sa nomination en ce sens.