Les biomaîtres au piquet !

Le comité d’éthique français dénonce le caractère inexorable de la biométrie et propose quelques solutions pour aider la société à s’y opposer

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Souriez vous êtes reconnu
Cliché pris à l’entrée de l’exposition "Le corps identité", co-produite par Sagem et la Cité des sciences de la Villette en 2006

La multiplication des systèmes d’identification et de fichage biométrique vient de sérieusement donner la migraine aux Sages du Comité national d’éthique (le CCNE). Ce conseil consultatif a été créé par décret le 23 février 1983, rémis au goût du jour sous Raffarin (loi bioéthique du 6 août 2004), et chargé depuis de « donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevées par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé » [1].

Et bien ces chers experts viennent, dans leur avis n° 98 paru le 31 mai — « Biométrie, données identifiantes et droits de l’homme » [2] —, de démonter consciencieusement les arguments des principaux biomaîtres en puissance (intellectuels, politiciens, industriels) pour qui la science biométrique est à la fois infaillible et inoffensive, au point qu’il faille dès maintenant apprivoiser les consciences des tous petits pour qu’ils en deviennent plus tard des disciples indéfectibles. Et la punition du CCNE — au pire, une grosse fessée — prend la forme d’un avis motivé de 28 pages.

Ils écrivent notamment (page 3 — passages soulignés par nos soins) :

«Quel est le prix à payer pour rendre la vie plus sûre ? Quel est le meilleur usage éthique de cette “biométrisation“ de l’homme ? La liberté qui se réfugie dans un sentiment de protection individuelle favorisé par l’identification de l’autre, ne constitue-t-elle pas le plus grand leurre qui soit, au moment où la traçabilité technique d’une personne constitue une surveillance déjà inscrite dans les faits ? Certes, l'identification biométrique d'une personne n'a pas pour vocation de la réduire à ses identifiants. Son objectif est de s'assurer qu'une personne qui prétend à telle identité existe bien. Mais, de fait, le glissement de l'identification à celle des comportements et donc de la personnalité, apparaît comme un risque sinon comme une inclination naturelle. Les trois questions les plus angoissantes sont donc celles du glissement du contrôle de l'identité à celui des conduites, celle de l'interconnexion des données et leur obtention à l'insu des personnes concernées.»

Page 5 :

«A cette utilisation s'ajoute la multiplication des caméras de vidéo-surveillance, la localisation des personnes par l'intermédiaire de leur téléphone portable (ou de la carte Navigo de la RATP) qui, dès lors qu'elles permettent leur parfaite traçabilité, peuvent être considérées comme une mise sous surveillance constante de la liberté d'aller et venir.»

Et plus précisemment (page 16) :

Du fait du paradoxe soulevé entre protection de la vie privée et atteinte à la vie privée, on assiste à une sorte de confiscation consentie de liberté. Subrepticement, notre société, au nom du paradigme sécuritaire, s'habitue à l'usage de ces marqueurs biométriques et chacun accepte finalement et même avec quelque indifférence d'être fiché, observé, repéré, tracé, sans souvent même en avoir conscience.
La médecine peut, là encore, à son insu, aider à donner des informations d’ordre médical susceptibles d'être utilisées par la police ou la justice. D'une façon générale ce sont toutes les autorités administratives qui sont concernées par l'essor et l'affinement des outils de conversion électronique, à commencer par l'administration hospitalière elle-même. La question fondamentale est celle de l’interconnexion des dossiers, qui est une tentation normale de tout système informatique. Les moteurs de recherche fonctionnent sur ce principe. Ce n’est pas tant les paramètres de la biométrie qui sont en cause que leur connexion que l’on doit empêcher à tout prix, sauf dérogation admise par une autorité judiciaire.
En résumé, l'utilisation universelle de la biométrie pour définir l'identité des personnes se développe irrésistiblement et en apparence inéluctablement pour des besoins affirmés d'une sécurité accrue et selon des évolutions technologiques constantes présentées comme des progrès. La première interrogation d'ordre éthique résulte de ce caractère ressenti comme inéluctable sans que se soit instauré un débat public et sérieux sur les risques que peut comporter cette évolution et les dérives auxquelles elle expose.
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"Élément indisponible"
Un téléphone biométrique de Sagem qui ne fonctionnait pas le jour de notre visite. Vandalisme ?

C’est avec une certaine délectation que vos serviteurs des Big Brother Awards découvrent cette prose plutôt radicale. Nul besoin, ou si peu, de vous rappeler comment nous avions salué en 2004, par la remise d’un mémorable prix Novlang [3], les industriels de l’électronique pour leur désormais fameux « Livre Bleu ».

Dans cet ouvrage destiné aux décideurs patronaux et gouvernementaux, plusieurs lobbies industriels (Gixel, Alliance TICS, Simtec, Sitelesc, SNESE, Sycabel, SPDEI, GFIE), en tête le Gixel (Groupement des industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles électroniques), délivraient leur stratégie : « la sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles, il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles ».

Argumentaire tellement inavouable que le Gixel tenta ensuite d’édulcorer son propos dans le plus pur style orwellien, c’est à dire en effaçant certains passages du rapport comme s’ils n’avaient jamais existé — lire à ce sujet notre communiqué du 1er février 2006 qui enfonçait le clou en republiant le document non-censuré [4]

Suite de l’avis du CCNE (page 18) :

« En conclusion, le CCNE s’inquiète de la généralisation du recueil d’informations biométriques et des risques qu’elle comporte pour les libertés individuelles. Ces risques sont d’autant plus préoccupants qu’ils sont démultipliés par la montée en puissance de nouvelles technologies destinées au recueil et à la transmission de données personnelles, qui représentent un danger accru pour les libertés. En effet les méthodes modernes de recueil se fondent sur de nouvelles générations de puces électroniques capables de recueillir et de stocker de grandes quantités de données et de les transmettre très efficacement par télémétrie. »

A propos des gardes-fous (page 20) :

«Le CCNE estime indispensable la mise en oeuvre d’un réel contre-pouvoir face à la généralisation excessive de la biométrie. Pour être performants, des dispositifs capables de protéger les libertés citoyennes devraient s’appuyer sur des instances indépendantes de lutte contre d’éventuelles dérives technocratiques, économiques, policières ou politiques liées à l’exploitation des données biométriques. La CNIL, qui représente en France un exemple d’instance répondant à ces critères, devrait se voir conférer le statut et les moyens permettant de mieux garantir son efficacité et son indépendance. Ces instances devraient également être coordonnées à l’échelle européenne.»

Pour finir, malgré leur vaillant coup de gueule, les Sages du CCNE font
des « recommendations » certes courageuses mais qu’il sera néanmoins difficile
d’imposer aux responsables desdits traitements, publics ou privés (page 19) :

«Assurer un strict respect des finalités liées au recueil de chaque type de données (...), contrôle étroit, sous la responsabilité des autorités judiciaires et de la CNIL, de tout recours systématique à des identifiants communs (...), interdiction de l’interconnexion des fichiers présentant des identifiants communs mais destinés à des finalités différentes (...); devrait être interdit tout regroupement de données susceptibles d’entraîner des stigmatisations, ou des discriminations».

Les experts font ensuite une distinction curieuse entre organismes publics et
privés, ces derniers étant excusés : « Sans méconnaître les difficultés
que rencontre la mise en oeuvre effective d’une telle interdiction pour
les fichiers détenus par des organismes privés, son respect n’en doit
pas moins être rappelé, et son exécution doit au moins être imposée pour tous les fichiers détenus par des organismes publics.

Enfin, ils réclament :

«le placement des fichiers d’empreintes génétiques sous le contrôle d’un magistrat du siège hors hiérarchie (...); une stricte application des dispositions relatives au consentement préalable au recueil des données, ainsi qu’une limitation effective soit solennellement réaffirmée la légitimité du secret protégeant l’intimité de la personne, et en particulier ses aspects corporels, familiaux ou sexuels ; d'engager une réflexion approfondie sur l’usage des puces électroniques et des moyens de transmission télémétriques. Ce thème de réflexion qui va bien au-delà de la biométrie rend nécessaire une Autorité qui puisse établir avec précision la liste des conditions dans lesquelles ces techniques ne devraient en aucun cas être utilisées.»
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Écran de contrôle pédagogique...

Rendons hommage aux auteurs de ce qui pourrait apparaître, aux yeux des partisans de la biométrie, comme un brûlot luddite. Ces sommités sont pourtant loin d’être des urluberlus droits-de-lhommistes [5].

A leur crédit : les trois seules personnes qu’ils ont auditionné seraient plutôt, au moins pour les deux premiers, de fervents défenseurs du miracle biométrique :
 Jean-Louis Bruguière, juge d’instruction antiterroriste (et candidat à la députation pour l’UMP dimanche prochain) ;
 Vianney Dyèvre, commissaire divisionnaire, chef des sections techniques de recherches et d’investigations de l’identité judiciaire de la Préfecture de police de Paris ;
 et enfin, François Giquel, commissaire à la CNIL et conseiller maître honoraire à la Cour des comptes [6].

Comptez sur nous pour rappeler à ces chers experts la portée de leurs propos lors des prochaines échéances, par exemple au sujet de la future carte d’identité INES qui devrait refaire parler d’elle cette année.

Notes

[1Le CCNE vu par Wikipedia.

[2Consultable sur leur site et archivé, histoire de garder une trace, sur notre serveur.

[5Qui sont ces Sages ? Une quarantaine de personnes en sont membres, nommés en alternance par le pouvoir politique. Ceux qui ont participé au groupe de travail sur la biométrie, sont, notamment :
 Jean-Claude Ameisen : biologiste, professeur d’immunologie et Président du comité Ethique de l’INSERM ;
 Sadek Beloucif : membre du Comité international d’éthique, médecin-anesthésiste-réanimateur, hôpital Bichat ;
 Pascale Cossart : professeure à l’Institut Pasteur, directrice d’unité à l’Inserm et à l’INRA, membre de l’Académie des Sciences ;
 Mireille Delmas-Marty : pénaliste, professeure au Collège de France ;
 Philippe Rouvillois : Président honoraire de l’Institut Pasteur.
 Michel Roux : président de section honoraire au Conseil d’Etat.
 Alain-Gérard Slama : professeur d’histoire à l’IEP Paris, au St Antony’s college d’Oxford et à Harvard University ; membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ;
 Claude Sureau : professeur de gynécologie obstétrique, président Honoraire de l’Académie Nationale de Médecine
Et les deux rapporteurs :
 Maxime Seligmann : professeur émérite de l’Université Paris VII, médecin Chef de Service honoraire de l’hôpital Saint Louis ;
 Mario Stasi : avocat à la Cour d’appel de Paris ; président d’honneur d’Avocats sans frontières.

[6Pour la petite histoire, ce conseiller de la Cour des comptes est plutôt rodé aux fausses innovations scientifiques, puisqu’il est l’auteur, en janvier 1981, du rapport de la Cour sur les "avions renifleurs"...